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“Inégalité économique ou justice sociale pour tous?” – Victor Báez Mosqueira & Yasmin Fahimi

Introduction

L’injustice sociale est devenue une préoccupation politique centrale au fil de la crise économique. Pour des économistes renommés tels que Joseph Stiglitz, la stagnation des salaires de la grande majorité de la population, d’un côté, et l’augmentation de la fortune de certains, de l’autre, sont à l’origine de la croissance spéculative et génératrice de la dette qui a précédé l’éclatement de la bulle financière. Ce sont principalement les petits et moyens salaires qui paient la note, en premier lieu dans les pays qui ont suivi un régime d’épargne strict. Taux de chômage élevé, chute des salaires réels, récession de longue durée en sont les conséquences. Après la réouverture du casino et le nouveau boom des marchés des actions grâce à l’aide des banques centrales, les inégalités s’accroissent pratiquement partout.

Les progressistes et la gauche ne sont plus les seuls à mettre en garde contre les répercussions de l’aggravation des inégalités. La directrice du Fonds monétaire international, Christine Lagarde, avertit : « Rising inequality can damage economic growth and social ties, and may also cause political instability ». Et pour les auteurs du dernier rapport sur les risques mondiaux publié par le Forum économique mondial de Davos, l’élargissement du fossé entre pauvres et riches constitue le principal risque pour l’économie mondiale.

1. Tendances en matière de répartition des revenus et des richesses

Avec le triomphe du néolibéralisme dans les années 1980, la répartition des revenus et des richesses s’est modifiée ces 25 à 30 dernières années sur toute la planète au détriment massif des moins privilégiés. Si de nombreux pays, en Asie avant tout, sont entrés dans un processus de rattrapage par rapport à l’Occident, ce sont – ici aussi – les élites (les 10% du haut du panier) qui en profitent principalement et, dans une moindre mesure, une nouvelle classe moyenne. Les 40 pour cent inférieurs de l’échelle des revenus sont peu concernés. Selon des estimations, le cinquième le plus fortuné de la population mondiale gagne 50 fois plus que le cinquième le plus pauvre (Dauderstädt/ Keltek, 2011). À titre de comparaison : le ratio est de 4,5 en Allemagne (ibid.).

L’aggravation des inégalités de revenus a rapport à trois tendances. Premièrement, dans le monde entier, la répartition des revenus entre salaires et profits s’est transformée au détriment des salaires. Alors que les rendements de capitaux se sont souvent multipliés par dix, les salaires réels moyens ont stagné. Il faut toutefois faire ici une distinction importante : alors que les salaires des employés bénéficiant de conventions collectives continuent à augmenter, ceux des personnes actives travaillant dans des conditions salariales atypiques ou précaires, et dont le nombre est en croissance rapide, ont subi une diminution de leur salaire réel. Sur l’ensemble des pays industrialisés, la part des salaires et des rémunérations dans le PIB (part salariale) chute de 74 à 65 pour cent entre 1980 et 2010 (Stockhammer, 2013). Il en va de même dans les pays émergents et en développement, la part salariale baisse en moyenne d’au moins 20 pour cent – comme au Mexique, en Turquie et Corée du Sud. Du côté du capital en revanche, les acteurs du secteur financier, particulièrement, se sont rempli les poches ; non pas à la suite d’un ‘miracle de la productivité’, mais en engrangeant des pseudo-bénéfices sans valeur économique. Depuis les années 1980, les rendements de capitaux dans les pays de l’OCDE croissent plus rapidement que les économies nationales. Cela se traduit par une concentration des richesses ; la classe moyenne s’atrophie (Piketty, 2014).

Deuxièmement, l’écart entre les revenus du travail s’est, pour part, considérablement accru. En 1970, les grands patrons américains avaient un salaire 30 fois plus élevé que le salaire moyen d’un employé. Aujourd’hui ils gagnent au minimum 300 fois plus. En 2013, le salaire des chefs des entreprises FTSE 100 de Grande-Bretagne était 120 fois plus élevé que les salaires moyens de leurs collaborateurs.

Croissance économique et prospérité matérielle de la grande majorité de la population ne vont plus de pair. Depuis 2009 aux États-Unis, 95% des hausses de salaire ne touchent plus que le 1% le plus riche de la population (Stiglitz, 2013). Une tendance en vogue : entre 1976 et 2007 le pour cent le plus élevé de l’échelle des salaires s’assurait déjà 58% de la hausse des revenus (Atkinson / Piketty / Saez, 2011). Nous observons aussi cette tendance dans d’autres pays de l’OCDE. La World Top Income Database analyse la part des revenus avant impôt dans 26 pays et montre que celle du pour cent le plus riche de la population s’est accrue dans presque tous les pays depuis les années 1980. Elle a augmenté de plus de 50%, également dans les pays de tradition égalitaire tels que la Suède ou la Norvège (Oxfam 2013) et a même plus que doublé en Chine et au Portugal.

Troisièmement, la politique fiscale et de transfert ne parvient pas à rééquilibrer autant qu’auparavant la répartition des revenus. La progression fiscale a nettement ralenti dans de nombreux pays ces dernières décennies. Elle a même disparu aux États-Unis pour la frange supérieure de l’échelle des salaires. Or c’est une aberration d’imposer bien moins fortement les rendements de capitaux que les revenus du travail, comme c’est pourtant le cas presque partout. En Allemagne par exemple, les revenus du capital sont imposés à un taux unique de 25% alors que l’imposition des revenus du travail de la tranche supérieure des salaires s’élève à 42%.

L’Amérique latine fait partie des régions dans lesquelles les inégalités n’ont pas augmenté ces deux dernières décennies. Même si elle reste l’une des régions au monde où la disparité des revenus reste la plus forte, l’écart a diminué entre 1990 et 2012 dans 14 des 20 États d’Amérique latine.[1] Trois facteurs expliquent ce phénomène : un enseignement secondaire de meilleure qualité, une politique nationale active en matière de salaire minimum, des programmes nationaux de transferts sociaux au profit des pauvres (UNDESA 2013).

L’inégalité de la répartition des richesses est bien plus marquée encore que celle des revenus. Presque la moitié des richesses tombe dans l’escarcelle du 1 pour cent le plus riche. Un autre chiffre est plus bouleversant encore : les 85 personnes les plus riches du monde possèdent plus d’argent que la moitié la plus pauvre de la planète (Oxfam 2013). Un fait qui découle foncièrement de la logique du capitalisme financier, mais aussi des multiples possibilités d’évasion et de fraude fiscales. Une part importante de la fortune des riches est aujourd’hui cachée dans des paradis fiscaux. D’après certaines estimations, 18,5 milliards de dollars américains non fiscalisés se trouvent sur des places offshore (Oxfam, 2014), dont un tiers de la fortune des investisseurs possédant plus d’un million de dollars américains (Ötsch 2012).


2. Causes et effets des inégalités économiques

2.1. Analyse des causes de la hausse des inégalités

Les points de vue diffèrent – comment pourrait-il en aller autrement ? – sur les raisons de l’aggravation des inégalités. Pour les uns, elle résulte des lois économiques de l’offre et de la demande. Pour les autres, les principales responsables sont les décisions politiques en faveur du marché.

Pour les uns, elle repose sur le changement technologique, qui se produit au détriment des peu qualifiés (‘Skills-biased technological change’) et sur la concurrence croissante des pays à bas salaires, en deçà du niveau des salaires nationaux. Pour les autres, elle réside dans le démantèlement des règles nationales concernant les marchés de l’emploi et les marchés financiers, dans les réductions d’impôts accordées aux entreprises et aux riches et dans le culte de la Shareholder Value.

2.2. Répercussions économiques, sociales et politiques de la hausse des inégalités

Les inégalités dépassent de loin ce que la majorité des gens considère comme juste. Elles créent un problème de justice considérable. Elles ont de plus des répercussions économiques, sociales et politiques. Elles pétrifient les rapports de pouvoir et les potentialités d’évolution sociale, elles entravent l’ascension sociale, constituent un risque pour la paix sociale et mettent à mal la démocratie. La domination des élites financières sur les décisions politiques s’accroît même dans les démocraties prétendument bien établies. Le pouvoir du peuple se mue en pouvoir de l’argent, en ploutocratie.

 

  • Inégalités et développement économique

Le débat sur les inégalités évolue. Des décennies durant a dominé la perspective néoclassique qui part du principe d’un conflit entre croissance et répartition. La redistribution des revenus entre riches et pauvres ne pourrait se faire qu’au prix d’une croissance faible. La redistribution réduirait l’attrait de la compétitivité. L’inégalité ne serait pas un problème, mais une condition de la croissance économique.

D’un autre côté, les inégalités peuvent mettre un frein à la croissance. Lorsque l’éducation et l’accès aux soins de santé en pâtissent, par exemple, ou lorsque des conflits sociaux compromettent la stabilité politique. Une analyse strictement microéconomique occulte, de plus, le rôle de la demande. Les petits salaires consomment inexorablement une part plus importante de leurs revenus que les gros salaires. La règle veut qu’à partir d’un certain degré les inégalités basées sur le revenu entraînent un ralentissement de la demande, qui s’affaiblit encore sous l’effet de la hausse des inégalités.

La dernière crise économique a modifié le regard sur les inégalités. Elles ne sont plus majoritairement considérées comme un éventuel problème social, mais de plus en plus aussi comme un problème économique. Une nouvelle étude du Fonds monétaire international (FMI) démontre le lien entre inégalité faible et robustesse de la croissance économique, et ce, à l’échelle internationale (Berg et Ostry, 2011). Une étude ultérieure a mis en lumière que la politique de redistribution étatique n’a pas d’effet négatif sur la croissance. À l’inverse, elle stimule, en moyenne, la croissance économique (Ostry / Berg / Tsangarides, 2014).

Ces études se sont adossées à des analyses qui avaient révélé les parallèles frappants entre la grande dépression des années 1930 et la ‘grande récession’ de 2007-2008. Les deux crises sont sous-tendues par une même forte hausse des inégalités, corrélées à une aggravation de la dette des petits et moyens salaires (Kumhof / Rancière, 2010).

  • Inégalités et développement social

Des inégalités fortes n’affaiblissent pas seulement les perspectives de croissance à long terme en augmentant la vulnérabilité des États aux crises économiques, elle amoindrit aussi l’effet d’amortisseur de pauvreté de la croissance économique (UNDESA, 2013: 66sq.). La pauvreté a fortement régressé dans les pays où régnait une distribution égalitaire des revenus et des richesses au début d’un processus de croissance, tels qu’en Corée du Sud et à Taiwan dans les années 1960 et 1971 ou en Chine dans les années 1980. La même chose vaut pour les pays dans lesquels les inégalités régressent pendant le processus de croissance au profit d’une meilleure répartition, ainsi qu’on a pu le voir dans certaines régions de l’Amérique latine.

Des recherches montrent que la hausse d’une répartition inégalitaire influence négativement la perméabilité sociale. Même dans les pays à forte tradition de mobilité sociale, comme les États-Unis, les perspectives d’évolution de la génération suivante dépendent de plus en plus du statut des parents. Alan Krueger, président du Council of Economic Advisers (Conseil des conseillers économiques) a démontré cette corrélation, qu’il a baptisée ‘Great Gatsby Curve’ (Krueger, 2012). Les enfants qui grandissent dans un milieu pauvre restent (relativement) pauvres, y compris à la génération suivante. Les riches restent largement entre eux.[2] Cette corrélation se fait également ressentir en Allemagne. Les chances d’ascension sociale par l’éducation ont tendance à régresser parmi les enfants de milieux pauvres et peu instruits.

En 2009, les épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett ont mis en lumière le lien entre inégalités des revenus et problèmes sociaux dans leur best-seller The Spirit Level – Why More Equal Societies Almost Always Do Better (paru en français sous le titre Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous). Il touche tous les types de problèmes sociaux et va de la santé psychique et de l’espérance de vie au taux de mortalité en passant par la consommation de drogues, l’obésité, les résultats scolaires et les grossesses juvéniles. Selon les auteurs, les pays inégalitaires, tels que les États-Unis ou la Grande-Bretagne, doivent affronter des problèmes sociaux bien plus graves que le Japon ou les États scandinaves. Les sociétés inégalitaires sont plus impitoyables, plus froides et plus rudes.

3. Approches politiques pour lutter contre les inégalités économiques

3.1. Tour d’horizon des approches politiques

Pour les défenseurs de la théorie des marchés efficients, les résultats de la répartition sont positifs quand ils reflètent l’activité des marchés libres. Chacun est ainsi rétribué en fonction de sa contribution à la prospérité de la société. Si des normes sociales imposent des correctifs, les interventions de l’État ne doivent pas toucher aux revenus du marché, mais, tout au plus, se produire par le truchement d’impôts et de taxes. Les mesures particulièrement conformes au marché sont celles qui génèrent une meilleure égalité des chances sur le marché. En font partie les dépenses pour l’éducation.

Un système de santé et d’éducation de qualité et accessible à tous augmente l’égalité des chances et la mobilité sociale et a donc une efficacité économique. Nous avons toutefois aussi besoin d’approches politiques efficaces à court terme qui modèlent notre société d’aujourd’hui. Il est donc impératif, d’une part, d’intervenir sur les revenus du marché, à l’aide par exemple de salaires minimums définis par l’État, de règles pour diminuer les écarts salariaux entre hommes et femmes (‘Gender Pay Gap’), de plafonds relatifs pour les émoluments des managers. D’autre part, avec les recettes (impôts) et dépenses publiques, l’État peut contribuer à réduire les inégalités par la redistribution.

Aplanir les inégalités est une mission de politique nationale avant tout. Mais la coopération internationale est également importante en ce domaine. En particulier lorsqu’il s’agit de lutter contre la fuite des capitaux transfrontalière et l’évasion fiscale de grands groupes internationaux ou d’individus fortunés, qui sont une cause importante de la hausse de la concentration des revenus et des richesses.

3.2. Approches pour peser sur les revenus du marché et la répartition primaire

Réduire les écarts des revenus ‘par le bas’ peut s’effectuer par le biais de salaires minimums fixés par l’État, liés à l’inflation ou à l’évolution du salaire moyen. La structure des salaires et des traitements dépend cependant notamment du rôle que jouent les syndicats. Ils ont pour mission de suppléer aux carences de pouvoir du marché aux côtés des salariés, grâce au pouvoir d’organisation et de négociation de la défense d’intérêts communs, fondé sur la solidarité et l’action collective. Là où le taux de syndicalisation est bas, la régulation étatique peut imposer les conventions collectives négociées par les syndicats et les employeurs sous forme de déclarations d’obligation générale.

L’enjeu décisif est de faire reculer les contrats de travail informels et atypiques au profit d’un travail digne.

Les instruments de politique de marché de l’emploi tels que les programmes pour l’emploi peuvent améliorer le revenu, ainsi que l’illustre le programme pour l’emploi rural mis en œuvre en Inde en 2005 et intitulé « Mahatma Ghandi National Rural Employment Guarantee Act » (MNREGA). Cette loi garantit 100 journées de travail annuel au salaire minimum légal à tous les ménages ruraux. Travail en intérim, comptes épargne temps (CET), protection convenable contre les licenciements stabilisant revenus et emplois en temps de crise, contribuent aussi à accroître l’égalité.

Réduire les inégalités « par le haut » peut se faire en plafonnant les revenus, les bonus, les indemnités et les pensions de retraite. Bien peu a été fait en ce domaine. Pourtant, il existe des projets au sein de l’Union européenne prévoyant que les actionnaires des entreprises cotées en bourse puissent à l’avenir se prononcer sur la rémunération des dirigeants, et ce, sous la forme d’un ‘pay ratio’, c’est-à-dire du ratio entre les émoluments des dirigeants et la rémunération moyenne de l’entreprise. Ces projets ont déclenché de vives réactions du lobby du patronat, même s’il n’est pas prévu que l’État s’immisce en la matière (Financial Times, 7.3.2014). Mais les répercussions d’une plus grande transparence font apparemment déjà peur à elles seules.

 

3.3. Redistribution étatique et répartition secondaire

La redistribution étatique au moyen d’impôts, de taxes et de transferts sociaux directs permet de corriger les écarts de revenus. Des transferts sociaux commençant tout en bas de l’échelle des salaires peuvent représenter une alternative en tant qu’aide sociale corrélée au critère de la pauvreté et à des obligations (‘Conditional Cash Transfer’ ou transferts conditionnels en espèces) à la Bolsa Familia ou selon le modèle de ‘Social Protection Floor’ (socles de protection sociale) recommandé par la Conférence internationale du travail de 2012. Ce dernier prévoit de garantir un accès aux soins de santé essentiels, une sécurité de revenu minimum universelle et fixe également des principes généraux d’une garantie sociopolitique minimale.

D’autres dépenses publiques ont aussi une incidence sur la répartition des revenus. Elles ne profitent pas de la même manière à tous, qu’il s’agisse de dépenses pour la voirie, les écoles publiques, les crèches, les hôpitaux, les bibliothèques, les théâtres et opéras, les transports publics, la gratuité de la cantine scolaire ou la subvention de l’électricité et des aliments de base. Ces prestations monétaires de l’État ont souvent été qualifiées de ‘social wage’, de salaire social, dans d’anciens débats sur l’État providence. Elles ne doivent toutefois pas être assimilées à une redistribution du ‘haut’ vers le ‘bas’. Ceux qui en profitent le plus sont en général ceux qui peuvent défendre le plus efficacement leurs intérêts dans la sphère publique. Ce sont rarement les plus nécessiteux d’une société. Là où la corruption entre, de plus, en jeu en profitent aussi les décideurs politiques et les sous-traitants avec lesquels ils sont alliés.

Une politique de répartition sensible devrait toujours étudier qui profite de quelles prestations et comment. Ce procédé serait utile en particulier dans les pays émergents et en développement, par exemple sur la question des subventions énergétiques. Car c’est précisément dans les pays où l’administration est faible que les programmes publics profitent rarement aux plus nécessiteux, qui sont les moins à même de défendre leurs droits. Situation qui pourrait être améliorée grâce à des systèmes tels que le ‘Public Expenditure Tracking’ (PETS), c’est-à-dire de suivi des dépenses publiques.

La redistribution étatique s’effectue le plus facilement par le système fiscal. Mais tous les régimes fiscaux n’imposent pas plus fortement les hauts salaires que les bas salaires. Dans les pays en développement avant tout, dont les recettes fiscales proviennent très souvent de taxes à la consommation, les plus pauvres sont proportionnellement plus taxés que les riches.

Un système fiscal progressif se définit par le fait qu’il se nourrit essentiellement d’impôts directs, c’est-à-dire d’impôts sur les revenus et les sociétés ou autres personnes morales. Il devrait taxer les revenus élevés plus fortement que les bas salaires ; l’inverse de la ‘Flat Tax’ (impôt à taux unique), telle qu’elle a été introduite presque partout consécutivement à l’effondrement des régimes socialistes en Europe de l’Est et en Asie centrale. Dans la perspective de la redistribution, il faudrait en outre que les revenus du capital ne bénéficient pas d’une imposition préférentielle par rapport aux revenus du travail, ce qui est pourtant le cas dans la plupart des pays aujourd’hui. Tous les types de revenus devraient être traités d’une manière identique.

Dans ce système fiscal, il faudrait aussi soumettre les transactions financières à une taxe sur le chiffre d’affaires ; l’une des rares transactions économiques qui reste jusqu’à aujourd’hui entièrement ou partiellement détaxée dans la plupart des pays du monde. Sans même prendre en compte ses effets stabilisateurs sur le marché financier et son potentiel probablement énorme en termes de recettes fiscales, une taxe sur les transactions financières représenterait l’un des rares impôts indirects ayant un effet de répartition progressif et non ‘régressif’.

Ces dernières années, les inégalités ont été creusées en premier lieu par la baisse du plafond fiscal de l’impôt sur les revenus, par la baisse du plafond sur les rendements de capitaux et par celle des impôts sur les sociétés. Souvent, les effets positifs attendus de ces baisses ne se sont pas concrétisés. En Allemagne, par exemple, la baisse des impôts sur les sociétés ne s’est pas traduite par une hausse des investissements des entreprises. Au contraire : le taux d’investissement macroéconomique est tendanciellement à la baisse. Tout agenda fiscal progressif devrait donc corriger les erreurs de la politique fiscale des deux dernières décennies.

Il est particulièrement important de corriger la répartition des richesses, qui échappe à tout contrôle. Deux instruments privilégiés en ce domaine sont les droits de succession et l’impôt sur la fortune. Ils sont particulièrement pertinents dans les pays qui doivent compter à long terme sur un taux de croissance faible de leur produit national parce que la rémunération du capital y crée une concentration pérenne des richesses.

Dans les pays fortement endettés, dans lesquels il n’a pas été possible de régler la dette malgré le sacrifice énorme de la population, il ne reste souvent plus que la solution du rééchelonnement ou d’un effacement de la dette. Il faut que les plus fortunés y contribuent de façon juste, sous la forme d’un impôt unique sur la fortune ou d’un emprunt d’État obligatoire pas ou peu rémunéré.

Mais exercer une pression efficace sur les revenus élevés, les grandes fortunes et les entreprises qui se dérobent à leur responsabilité fiscale n’est possible que si l’on adopte enfin des règles internationales qui endiguent la concurrence fiscale, harmonisent la législation fiscale, assèchent les paradis fiscaux et permettent un échange d’informations automatique entre services fiscaux.

3.4. Mesures indirectes et complémentaires

Les réformes entamées jusqu’à ce jour ne suffisent pas, tant s’en faut, pour éviter une nouvelle crise financière. Ou à tout le moins pour circonscrire les retombées de la crise à ceux qui l’ont provoquée. L’objectif doit être par conséquent d’interdire les activités financières dont l’utilité économique n’est pas proportionnelle au risque. La question centrale est celle de la responsabilité. Les fonds propres des banques et d’autres acteurs financiers restent totalement insuffisants en dépit de toutes les réformes mises en œuvre ces dernières années. Les spéculateurs peuvent à nouveau miser sur le fait que l’État, et par conséquent les contribuables, les suppléera en cas de sinistre. L’attrait d’un comportement risqué et irresponsable persiste, avant tout pour les instituts qui sont apparemment, en vertu de leur taille, ‘too big to fail’.

4. Résumé : la nécessité d’actions communes et les alliances possibles

La crise politique, économique et sociale majeure qui secoue les pays du premier monde depuis 2008 et se propage dans le monde entier a placé les peuples et nations des régions limitrophes et dépendantes devant un défi considérable : les coûts de la résolution de cette nouvelle crise ne doivent pas peser sur les épaules des salariés et des peuples.

Nous vivons actuellement le développement d’une crise internationale d’une ampleur et d’une dimension telles, qu’elle nous oblige à remettre en question le modèle néolibéral qui règne en maître depuis plus de trois décennies. Or jusqu’à ce jour, les pays centraux n’ont fourni que des réponses conjecturales, qui consistent à appliquer des mesures politiques suivant la même logique que les mesures qui ont conduit au déchaînement de la crise. Cela a renforcé les répercussions les plus graves de la crise, avec des conséquences indéniables pour la majorité de la population des différentes sociétés. Il est de plus en plus patent que la politique en faveur des entreprises et du sauvetage des banques, et non pas des peuples, aggrave le chômage, les inégalités et l’exclusion sociale.

 

Face à cette situation, nous sommes unis par la conviction que la sortie de crise nécessite une réponse urgente et structurelle, impliquant la participation inéluctable des partis de gauche et progressistes, des syndicats, des mouvements des travailleurs et salariés ainsi que des différentes formes d’expression collective du peuple. En font partie notamment les mouvements sociaux, les mouvements de paysans, des défenseurs de l’environnement, étudiants, féministes, de l’enfance et de la jeunesse, des défenseurs des droits de l’homme comme les mouvements pour protéger les victimes de violence, défendant la diversité sexuelle, luttant contre l’oppression, des peuples indigènes, des producteurs d’économie sociale et solidaire, des organisations de défense des droits des immigrés, des éducateurs et mécènes culturels et artistiques. À l’heure du 21e siècle mondialisé, l’humanité ne résoudra les défis existentiels que dans l’action commune, en restructurant les asymétries historiques entre le Nord et le Sud et en donnant aux institutions mondiales la capacité de régler les tensions, les déséquilibres et les conflits inhérents à ce processus.

La Commission mondiale sur l’environnement et le développement créée par les Nations Unies en 1983 définit le développement durable comme un « développement qui satisfait les besoins des générations présentes sans compromettre l’aptitude des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».

Le concept de développement durable semble constituer une alternative, à l’antipode du schéma de pensée néolibéral, une forme qui appréhende et organise des aspects essentiels de la vie sociale à l’aide d’une logique nouvelle, une réponse élaborée par et pour les majorités du peuple, une réaffirmation des piliers que sont un travail digne, le partage des richesses, la démocratie participative, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’intégration régionale, en insistant sur leur articulation dans les négociations internationales et en renforçant des positions communes sur des thèmes d’intérêt général, l’échange de bonnes pratiques entre les gouvernements, la protection sociale, et en intégrant toutes les personnes, les générations et l’environnement, et par conséquent la dimension économique, sociale, écologique et politique.

Au vu des défis considérables qui nous sont posés, nous ne devons pas tomber en état de choc. Il est au contraire temps d’agir et de formuler des possibilités concrètes de changement. Il existe de nombreuses voix critiques dans nos sociétés, mais aussi un potentiel solidaire et émancipateur. C’est pourquoi il est plus important que jamais que les partis, les syndicats et les organisations de la société civile se saisissent de cet élan et soutiennent les débats et le développement d’alternatives. Nous avons besoin de solutions concrètes pour aborder les problèmes actuels, mais aussi de solutions qui vont plus loin et créent les bases de sociétés socialement plus justes.


 

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[1] Le coefficient de Gini est un instrument courant pour mesurer la concentration relative de la répartition des revenus et/ou des richesses. Sa valeur se situe entre 0 et 1. Lorsque l’égalité des revenus/richesses est maximale (c’est-à-dire que chacun reçoit exactement le même salaire moyen ou possède exactement les richesses moyennes d’une population totale), le coefficient de Gini est de valeur 0, alors que dans le cas extrême inverse d’inégalité maximale de la répartition des revenus et des richesses (c’est-à-dire lorsqu’une seule personne reçoit le salaire complet/possède le patrimoine complet de la population totale), il prend la valeur 1.

[2] C’est dans le contexte de la ‘Great Gatsby Curve’ qu’il a prononcé sa maxime : « If you want to live the American Dream, move to Norway ».

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