causes d’émigration

Herta Däubler-Gmelin à propos de la politique allemande et européenne en matière d’asile et de réfugiés

Prof. Herta Däubler-Gmelin, Ancienne ministre fédérale de la Justice, Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD)

Car ils ne font pas ce qu’ils savent

Les nombreux citoyens et organisations engagés qui s’occupent de réfugiés chez nous, en Europe, ou se préoccupent des questions d’asile et d’immigration doivent être capables de supporter beaucoup de frustration. Ceux qui y lient en plus un engagement pour les droits humains et l’ambition de les appliquer également au quotidien ont besoin d’une bonne dose de masochisme, au moins d’une bonne résistance à la frustration.

Dans les deux cas, la raison ne fait pas mystère : avancer dans les deux domaines avec des partis conservateurs et de droite est un travail éreintant, quand il n’est pas tout simplement impossible, parce que le populisme semble y bénéficier d’un crédit bien plus grand que les valeurs ou l’humanité. Ce constat vaut non seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour de vastes domaines au sein de l’Union européenne. De nombreux citoyens luttent contre cela au sein de la société civile, soutenus par la plupart des membres d’autres partis, comme le SPD ; mais leurs perpétuelles impulsions ne sont pas toujours bien vues.

I. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La politique allemande et européenne en matière d’asile et de réfugiés repose toujours sur le principe de la distinction entre « bons » et moins bons réfugiés. Il s’explique historiquement, mais est depuis longtemps dépassé. Ainsi, les motifs reconnus d’asile et de protection de personnes ou groupes persécutés sont accordés sur la base d’un catalogue fixe de causes – politiques, raciales et religieuses notamment ; d’autres raisons impérieuses d’émigration, par exemple la violence et la répression générale, l’absence de perspectives économiques ou les dégâts environnementaux ne sont pas considérés comme des raisons valables.

En Allemagne, l’amendement de l’article 16 de notre Loi fondamentale effectué dans les années 1990 a considérablement réduit les chiffres de l’octroi du statut de réfugié ; cela n’empêche pourtant pas le nombre de demandeurs d’asile d’augmenter, pas plus que les problèmes bureaucratiques et leurs coûts, alors que les contraintes pour les personnes concernées, qui n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié chez nous, mais qui, pour les raisons les plus diverses, restent tout de même durablement ici, ne se sont pas vraiment réduites.

La politique reste guidée par l’idée de dissuader les réfugiés : certes, certaines améliorations ont pu être réalisées grâce au travail et aux avertissements inlassables des militants des droits de l’homme et des citoyens qui veulent apporter leur aide : il existe ainsi des commissions de recours, qui font ce qu’elles peuvent. Des réfugiés sont également accueillis – en provenance de Syrie par exemple –, mais leur nombre est relativement restreint par rapport au chiffre total des personnes dans le besoin issues de cette région. Il est réjouissant de voir combien de personnes engagées s’intéressent à ces questions, veulent aider et le font. Toutefois, les interdictions de travail, les restrictions de séjour sanctionnées, la rétention, l’insécurité engendrée par le statut de tolérance temporaire, les expulsions et refoulements, et avant tout les attaques publiques irresponsables et récurrentes de certains acteurs politiques conservateurs, dernièrement contre l’asile accordé dans les églises, nourrissent le rejet, les préjugés et le populisme ; en d’autres termes, ils aggravent le problème au lieu d’aider à le résoudre.

En comparaison, le tableau de la politique européenne affiche des couleurs troubles : on y développe – avec la participation active de l’Allemagne – la forteresse Europe. Il n’existe toujours pas de règles d’immigration ni de réglementation européenne raisonnable pour répartir les charges. Le pape peut bien prier à Lampedusa pour les réfugiés qui se sont noyés, événement largement relayé dans le monde entier, et offrir de la consolation aux réfugiés parqués dans des camps comme à la population dépassée par ces événements. Cela ne change rien à la suppression des subsides européens consacrés au programme de sauvetage « Mare Nostrum » ou à d’autres programmes d’aide. Et chaque jour, d’autres êtres humains désespérés se noient dans la Méditerranée, souvent après avoir payé des passeurs véreux avec leurs derniers deniers pour qu’ils les aident à rejoindre le continent européen. Ils pourraient être sauvés.

II. Et les droits de l’homme ?

Tout cela est très difficile à supporter pour tous ceux qui prennent les droits de l’homme au sérieux, c’est-à-dire qui ne s’en servent pas uniquement comme d’un instrument commode de relations publiques ou pour meubler des discours politiques stériles. Le reste des Européens, pour qui les questions de droits de l’homme ne sont pas une question prioritaire, devient de plus en plus insensible à force de voir quotidiennement que l’affirmation selon laquelle les droits de l’homme sont le fondement des « valeurs européennes » ou « occidentales » est bafouée. Elle ne s’applique pas en tout cas aux réfugiés qui aspirent à rejoindre l’Europe pour y trouver un avenir pour eux et leur famille.

Et maintenant ? Quels vont être les changements ? La politique actuelle va-t-elle réussir à endiguer la croissance du nombre de réfugiés ? Rien n’est moins sûr, il faut même plutôt s’attendre à une évolution inverse si nous ne parvenons pas à mettre en œuvre des changements plus radicaux.

Le nombre de conflits contraignant les gens à fuir a augmenté ces dernières années et – d’après ce que nous pouvons en savoir aujourd’hui – continuera à croître à l’avenir. En Afrique et au Proche-Orient évidemment, mais aussi dans les zones de conflit européennes, telles que le Donbass ou les régions de certains États balkaniques. Les problèmes écologiques et économiques aggravent eux aussi les crises, qui poussent des acteurs politiques irresponsables au sein des partis et gouvernements à émettre des invectives populistes ou à discriminer les minorités, attisant ainsi les projets d’émigration.

De plus, la population croît fortement dans de nombreuses zones de conflit de la planète. Il va de soi que les jeunes y sont toujours plus nombreux à chercher des possibilités de travailler et de vivre qui ne peuvent être satisfaites dans leurs pays. Pas même dans les pays dont l’élite n’est pas corrompue et dont le gouvernement s’efforce sérieusement de trouver des améliorations et des perspectives de vie.

Nous observons tous depuis quelque temps que le pouvoir de groupes et d’organisations de forcenés aux idéologies diverses et s’abritant derrière des discours religieux s’implante dans un nombre toujours plus élevé de régions en péril. La violence et la terreur qu’ils exercent incitent aussi un nombre toujours plus élevé de gens à fuir. Et la peur des attentats terroristes se répand également en Europe.

Il faut bien évidemment combattre ces groupes – on investit beaucoup d’argent et de savoir-faire politique pour se défendre contre le terrorisme. Bien sûr, il faut aussi tenter d’empêcher les jeunes de partir rejoindre et de rallier ces bandes. Mais tout cela ne peut avoir de succès que si nous parvenons à faire comprendre aux jeunes immigrés en Europe qu’il existe un espoir d’intégration et de reconnaissance. Mais également si le grand nombre de jeunes gens sans espoir ni avenir dans les énormes camps de réfugiés d’Afrique ne sont plus prêts à être recrutés, mais obtiennent des perspectives d’avenir. Qu’ils n’ont pas jusqu’à présent.

Que faire dans ce contexte ? Les tentatives d’améliorer la politique en Europe, de modifier de façon pertinente le droit d’asile, de trouver des règles européennes raisonnables pour répartir plus équitablement les charges ou encore de renforcer l’intégration pour créer des réglementations modernes sur l’immigration sont toutes bonnes et doivent être réclamées avec force et constance. Il est urgent de les mettre en œuvre sans plus attendre. Mais elles ne suffiront pas. En Europe, les acteurs politiques comme l’opinion publique ne pourront plus se satisfaire des lieux communs habituels et commodes sur la lutte des causes de l’émigration, s’ils veulent vraiment empêcher qu’émergent des mouvements migratoires et de réfugiés toujours plus importants, qui, à l’ère de la communication mondiale, convergeront vers l’Europe, quelles que soient les mesures de défense et de dissuasion.

Il est bien plus impératif non seulement de soumettre la politique en matière d’immigration et de réfugiés à un examen critique, mais de se demander comment et où d’autres domaines centraux de la politique attisent les conflits et donc déclenchent ou renforcent des mouvements migratoires et d’exil. Nous devons en la matière changer urgemment et fondamentalement de cap :

  • Chacun sait combien la politique environnementale et climatique est importante dans ce contexte. Les implications des dégâts et de l’inaction sont déjà perceptibles aujourd’hui dans de nombreux pays pauvres à forte population. Les efforts de l’Allemagne et de l’Europe sur ces questions doivent être bien plus considérables que ce n’est le cas aujourd’hui.
  • Les effets ravageurs des armes, et donc aussi de leur production chez nous, puis de leur exportation, sont tout aussi connus. Les régimes terroristes de l’IE, de Boko Haram, d’Al-Shabab, mais aussi les hordes de mercenaires à l’Est du Congo ou dans d’autres régions du monde ne pourraient se déchaîner si effroyablement s’ils ne disposaient d’armes en provenance des États-Unis, de Russie, d’Allemagne ou de Chine. Tous ceux qui ne cherchent et n’imposent pas de solutions plus intensivement encouragent les conflits, la violence et l’émigration. Une première étape importante est par conséquent de mettre en place une politique restrictive en matière d’exportation d’armes, qui s’appuie simultanément sur une transparence accrue. Elle doit être suivie par des conventions internationales, sur les armes légères et de petit calibre par exemple.
  • Mais la politique économique aussi, y compris celle de l’UE soutenue par l’Allemagne, contribue, malgré toutes les aides au développement, non pas à endiguer les conflits, mais à les amplifier. Les accords de partenariat économique doivent donc être soumis à un examen critique, tout autant que les implications des accords de libre-échange régionaux en cours de discussion dont les règles et normes excluent ou refusent de prendre en considération précisément l’influence et la voix d’États dans lesquels on peut dès aujourd’hui identifier des « causes d’émigration ».

En résumé, nous devons repenser notre politique : les problèmes générés par les réfugiés et les questions des droits de l’homme seront plus importants à l’avenir, et sont aujourd’hui encore trop marqués par une mauvaise politique économique, par une politique environnementale qui manque de cohérence et par une politique d’armement encore trop tributaire de considérations économiques, dans lesquelles l’Allemagne et l’Union européenne ont leur part. L’Allemagne et l’Europe ne peuvent se dérober. Surtout pas les sociaux-démocrates, portés par l’ambition d’influencer la mondialisation dans l’intérêt des perspectives existentielles des individus. Des règles d’asile plus humaines, des réglementations appropriées sur l’immigration ainsi que l’aide et l’engagement précieux de nombreux citoyens peuvent et doivent faire que nous ne perdions pas de vue l’humanité et le sens des droits de l’homme. Nous n’y parviendrons toutefois pas sans changements politiques radicaux.

 Däubler-Gmelin – Politique en matière d’asile et de réfugiés (PDF)

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